Au mois de février 2014 s’est déroulée, au Press Club de France, la conférence-débat portant sur le thème suivant : « le big data : concept ésotérique ou réalité opérationnelle ? ». Organisée par le Club des Chasseurs de Têtes et animée par Jean-Philippe Mouton de Villaret, cette conférence a soulevé une question primordiale pour le débat : qu’est-ce que le big data et a-t-elle un intérêt pour les recruteurs ?
Alexandre Paschulski, co-fondateur de TalentSoft et Benoît Binachon, managing partner et fondateur de Uman Partners ont apporté leur expérience respective afin de démystifier ce qui semble « être encore de la science-fiction pour les RH. »
« Le big data peut être très utile pour certains domaines, mais pas pour les Ressources Humaines »
C’est le constat d’Alexandre Paschulski, qui a étudié les intelligences artificielles. D’après lui, l’essence même du RH trouve sa source dans le « soft skill », c’est-à-dire l’aspect qualitatif d’un humain. Lors d’un entretien, c’est justement le job du RH que de déceler ce que vaut vraiment, humainement et qualitativement, le candidat qu’il a en face de lui. Rien qui soit quantifiable en soi et, par conséquent, « rien que le big data ne puisse solutionner ». Un tel paradoxe nous conduit donc à la question de la définition même du big data. Selon le co-fondateur de TalentSoft, « personne ne peut réellement le définir. En revanche, tout le monde peut enrichir sa définition ». Il s’agit donc d’un concept où chacun peut apporter sa contribution, plutôt qu’un élément aux contours visibles et nommables. Car le big data est une « volonté de tirer parti d’une foultitude d’information qui est aujourd’hui disponible, et d’aller dans une exploration (plutôt qu’une gestion) de cette information ».
« Recruter efficacement implique une corrélation entre savoir-être et réussite »
Benoît Binachon, ingénieur de l’informatique et de l’espace, a créé une société d’analytics en 2004 avec des algorithmes sophistiqués. Selon lui, les RH ne sont pas des data scientists (comprendre : des analystes de données). Ils doivent avant tout prendre des décisions basées sur des combinaisons de faits. Leur métier est donc d’utiliser du little data, avant le big data.
Pourquoi parler de little data dans une conférence dédiée au big data ? Alexandre Paschulski répond que ces « petites données », moins quantitatives et plus qualitatives, sont plus à même d’apporter de l’aide aux problématiques des RH. En effet, si le big data peut apporter des informations intéressantes, telles qu’en matière de work force planning et prévoir, par exemple, un manque d’ingénieur d’ici 5 ans dans une boîte, l’objectif d’un recruteur est de pourvoir ses offres d’emploi et de gérer la carrière des collaborateurs. Et cela, le big data ne le solutionne pas à lui seul.
« Vous cherchez un bon restaurant : vous laisserez-vous guider par un algorithme ou par le conseil d’un proche ? »
Sous cette question coquasse se cache une réalité qui indique l’orientation de réponses à laquelle le big data est prédisposé : grâce à des algorithmes créés par une masse d’information, un choix est proposé. Mais est-il judicieux lorsqu’en matière de recrutement, l’intuition et l’expérience d’un chasseur de têtes sont les meilleurs atouts pour déceler le vrai potentiel d’un candidat ? Le big data peut-il être utilisé en tant qu’outil de prédiction, qui permette de recruter efficacement ?
Ces données massives font partie du web 2.0, cette vision d’internet où l’internaute n’est plus seulement spectateur mais également producteur d’information. Et lorsqu’une quantité massive de personnes produit de l’information, cela donne accès à une mine incroyable de data. Les réseaux sociaux peuvent être considérés comme le champ où sont cultivées toutes les données, qu’il s’agisse de Facebook, Twitter, Wikipédia ou encore les blogs. C’est toute la conversation générée sur ces plateformes qui va produire ce que l’on appelle big data. Néanmoins, tempérons sur le fait que si les 5 milliards d’internautes produisaient de l’information, cette dernière ne serait pas exploitable.
Le big data peut-elle s’appliquer à des profils particuliers ?
« Sans doute, comme sur des profils très techniques de programmeurs par exemple», confie Benoît Binachon. Il existe, par exemple, des algorithmes qui savent aller chercher sur le web ce qu’écrivent les développeurs, qu’il s’agisse de lignes de codes ou de conversations avec d’autres développeurs. A partir de toutes ces informations qui sont croisées, il est possible de faire une proposition au développeur ciblé. Néanmoins, il est nécessaire que ce candidat potentiel s’expose et communique sur le web. « On cherche une aiguille dans une botte de foin. On est à la recherche du candidat idéal qu’on ne connaît pas encore », analyse Alexandre Paschulski. Le big data serait donc un complément d’aide à la décision : pas pour tous les jobs mais pour les jobs critiques, qui requièrent des profils rares et atypiques. Si l’entreprise est dans l’attente que le candidat adéquat tombe sur l’offre, soit libre, soit intéressé et postule, il y a peu de chances que l’alchimie se produise. Le big data n’est donc pas une finalité dans cette recherche pour laquelle la méthode de « sourcing » (comprendre «chasser le candidat ») est plus adéquate pour recruter ce type de profil. Le big data, ici, n’est pas une finalité. « Je préfère demander à mon réseau (soit une approche en crowdsourcing) si vous connaissez la bonne personne plutôt que de taper une requête afin d’obtenir une réponse algorithmique », déclare Alexandre Paschulski.
« En synthèse, le big data pour le RH, c’est encore de la science-fiction »
De quoi ont véritablement besoin les RH ? Si le débat s’est beaucoup tourné vers ce que n’était pas le big data, c’est peut-être parce que dans un contexte de ressources humaines, la réponse aux problématiques actuelles ne s’y trouve pas entièrement.
Les entreprises ne collectent pas l’information qui peut être essentielle : il subsiste une lacune considérable de données qui ne sont pas compliquées à collecter. Qui est le manager de cet employé ? A quelle heure est-il arrivé sur site ? Ces dispositifs, pourtant assez simples à mettre en place et qui ont peu à voir avec le big data, sont au cœur des préoccupations des entreprises.
Les nouveaux métiers et les perspectives d’emplois qu’ouvrent le concept de big data sont nombreux : data scientist, analytics, community manager RH… Si l’objectif fondamental d’un recruteur est d’importer, au sein d’une entreprise, le profil le plus adéquat au poste qui le conviendrait le mieux, le big data apporte son aide en « faisant baisser le niveau de hasard ». Néanmoins Benoît rappelle, de son esprit mathématicien, que « le hasard n’existe pas. Ce n’est qu’une trop grande quantité de variable ». En somme, le big data n’a rien d’ésotérique, s’il est associé à de bonnes mécaniques d’interprétation. Et en ce sens, l’humain l’emportera toujours sur la machine.
Le retournement des entreprises : une situation du côté de l’entreprise ; un métier du côté de ses conseils
Ce mardi 3 mars, au Press Club de France, Marie-Laure Tuffal-Quidet, consultante experte en retournement d'entreprise et Nicolas Theys, avocat International, partner du cabinet Dentons (spécialisé dans le traitement d'entreprises en difficulté) ont été les invités d’honneur du Club des Chasseurs de Têtes et se sont penchés sur le sujet du « retournement d’entreprise ».
Un terme qui reste à définir : retournement vers l’avant, vers l’arrière ? Fusion-acquisition ? Redéveloppement ? Nicolas Theys souligne qu’il s’agit d’un « mauvais anglicisme », le terme original étant « turnaround » et qu’il s’est traduit de cette manière parce que ces termes ne peuvent être employés. Redressement non plus, car la terminologie est spécifique à la procédure judiciaire. Par exemple, le rachat de dette d’une entreprise et son redressement est une modalité de retournement d’entreprise. Il en existe plusieurs : la vente d’une société peut être également un retournement d’entreprise, dans le cadre d’un « spinoff » par exemple, où elle la vendrait pour une somme symbolique.
Marie-Laure Tuffal-Quidet est ce qu’on appelle, dans son jargon, un CIF (conseiller en investissement financier). Elle dispose de 24 ans d’expérience bancaire, majoritairement pour les corporate et notamment pour les entreprises en difficulté. Elle a souhaité, avec Nicolas, « discerner les grands éléments du diagnostic et de ce qu’est la situation d’un retournement d’entreprise. Comment perçoit-on la constatation d’une difficulté ? Comment gère-t-on la crise et comment la traite-t-on ? » Toujours avec une notion d’urgence, répondent-ils tous deux.
Les acteurs de l’entreprise, outre le côté bilan, se composent des actionnaires et des pourvoyeurs de fonds (banquiers, fournisseurs, états)… Sans oublier ceux qui permettent à l’entreprise de fonctionner : les salariés, mais aussi ceux par lequel l’entreprise a une valeur : les clients.
Ils sont définis par Marie-Laure Tuffal-Quidet comme « des partenaires constants qui vont parfois accompagner, parfois sanctionner dans la vie courante de l’entreprise ».
Le commissaire aux comptes ou l’expert-comptable, qui va donner la traduction du compte de résultats pour donner des bilans. Ainsi parle-t-on de notions de flux et de valeur à un instant T.
Parmi les acteurs de l’entreprise sont également mentionnés les avocats conseils, qui vont accompagner une stratégie de valorisation des actifs (acquisition, croissance, stand alone..) et les conseils spécialisés, dont elle fait partie.
Cela se traduit par des relations par lesquelles on peut répondre aux banques ou à ses assureurs, sur une appréciation d’un risque qui va être industriel par exemple. De là va découler le coût de l’argent et le coût de vos crédits fournisseurs, puis un certain nombre de cas avec une chaine de valeur.
Marie-Laure Tuffal-Quidet souligne alors la nécessité « d’avoir des gens qui savent intervenir en urgence. Cette notion est importante car si vous perdez du temps vous perdez de la valeur ; vous tendez alors de plus en plus vers une paupérisation de valeur et une liquidation ».
Nicolas Theys explique qu’une entreprise qui fonctionne « a des interlocuteurs habituels. Mais dès qu’elle rencontre des difficultés, elle se retrouve confrontée aux pouvoirs publics, au tribunal… Situation qu’elle ignorait auparavant. Il n’y a, dès lors, plus de relation avec un client ; il s’agit maintenant d’assurer le recouvrement d’une somme d’argent que la banque a mise à disposition d’un client ».
Et Marie-Laure Tuffal-Quidet d’ajouter que « cela touche désormais à la « matière première » de la banque, soit sa capacité à générer d’autres activités avec d’autres clients. Si celle-ci est attaquée par la non rentabilité d’un client, alors le rapport est changé ».
Est alors mentionné l’état psychologique du dirigeant dans cette affaire, potentiellement perturbé et subissant « un stress absolu ». Faisant face à des « interlocuteurs dont il ne soupçonnait même pas l’existence », il est désormais obligé de s’entourer d’un conseil en investissement financier spécialisé, ou encore d’un avocat spécialisé…
« La situation économique fait que ce qui était exceptionnel hier devient structurel aujourd’hui : l’affaiblissement et l’effet domino des entreprises en difficulté sont structurels, comme il est structurel pour vous, chasseurs de têtes, de considérer dans vos métiers que les chômeurs longue durée senior, avec moult diplômes, sont un million de personnes et qu’il faut qu’elles apprennent à être prestataires ». « Ce sont des mutations dont la société n’a pas encore forcément pris conscience » fait valoir Marie-Laure Tuffal-Quidet.
La question qui est alors posée soulève l’origine du problème : comment le début d’un retournement se déclenche-t-il ? Comment la difficulté apparaît-elle ?
La prise de conscience de la situation de défaut ou de début de la phase de retournement est très difficile pour le chef d’entreprise. Sans toutefois omettre que le degré de difficulté varie selon la typologie du dirigeant rencontré.
Et Nicolas Theys de prendre pour exemple le fonds d’investissement qui, lui, « anticipe bien. Les grands groupes sont également bien entourés… Mais le dirigeant d’une ETI ou d’une PME/PMI se trouve dans une situation bien plus gênante : il a monté sa boite, fait face à toutes les difficultés, a vu des retournements de marché… Son appréciation des circonstances s’en trouve affectée : s’il s’est déjà sorti de telles épreuves, il pourra de nouveau améliorer sa situation.
Toutefois, le banquier, ici, réagit de manière différente, car les enjeux sont différents : il n’interagit plus avec le patron comme avec un client. Il a besoin de se couvrir.
Toutefois, qu’en est-il de la sonnette d’alarme, que le commissaire aux comptes aurait pu tirer afin d’alerter de la situation par exemple ? Nicolas Theys répond à cela que « dans la vie d’une entreprise, il faut arriver à différencier ce qui se passe dans l’immédiat et ce qui se passe avec six ou huit mois de retard ».
Le commissaire aux comptes, lui, émet des observations qui tiennent compte d’un retard de six à huit mois. En réalité, si l’expert-comptable donne l’alerte, cela fait, alors, longtemps que la situation est extrêmement tendue… Juridiquement, « une entreprise est dite en état de cessation des paiements lorsqu’elle ne peut pas payer ses dettes avec son actif disponible. C’est le point de repère très important » précise Nicolas Theys.
Lorsque la difficulté est très importante « nous n’allons pas écraser une boite qui est déjà à terre ». C’est indécent et ce n’est pas la logique. Il faut qu’il y ait une valeur et il faut intervenir le plus en amont possible. Il faut que le dirigeant garde le plus possible la tête froide.
Cela va être aussi fonction de ce qu’il est et de la raison pour laquelle l’entreprise a chuté. Est-ce une erreur de stratégie ? Il s’agit de se poser les bonnes questions et d’admettre qu’une faille est possible.
Un des points importants de ma fonction est de faire comprendre au dirigeant qu’il lui faut rebrousser chemin dans le raisonnement de son entreprise. Ainsi, c’est admettre qu’il a eu tort quelque part.
Un banquier n’est pas un partenaire, c’est un créancier. Il faut, d’entrée de jeu, expliquer au dirigeant la différence.
Nicolas : beaucoup de dirigeants se demandent pourquoi ils n’ont pas déposé le bilan avant. C’est un acte de gestion pur, cela s’organise mais il ne faut pas en avoir peur. Il s’agit d’une solution alternative qui fonctionne. Autre thermomètre : celui du crédit fournisseur, premier créancier de l’entreprise.
A quel moment et pourquoi on vient vous chercher pour traiter une partie de la situation ?
« Les banquiers des affaires spéciales sont durs, mais leur analyse est souvent juste. Ce ne sont pas des commerciaux, ils sont là pour gérer le recouvrement de leur créance.
Ils ne prennent plus de gants car il s’agit de leur argent. Un cabinet IBR (Independent Business Review) va challenger tout ce que l’entreprise dit et lui montrer ce qu’elle ne veut pas voir… »
Par exemple, « pourquoi diminuer les besoins de fonds de roulement alors que vous augmentez de 25 % votre chiffre d’affaires » demandera-t-on à l’entreprise ? Le cabinet va démontrer, de façon indépendante, si la dette peut être remboursée et comment.
Le but sera ainsi de stabiliser le chiffre, éviter de continuer à grever le cash, réduire les besoins en BFR et couper autant que faire se peut les charges.
A noter que les personnes en poste ne seront pas forcément licenciées. La personne qui va mener la restructuration n’aura qu’un rôle limité dans le temps. Celui qui licencie les gens ne peut pas être celui qui conduit cette restructuration.
Le retournement d’entreprise : quelles procédures ?
On distingue deux types de procédures lors d’un retournement d’entreprise : les procédures confidentielles et les procédures publiques. Dans le premier cas, on essaie de négocier le plus vite possible un accord amiable, dont les financiers et assureurs crédits n’ont pas connaissance. Il s’agit d’une solution plus rapide et plus souple, à opposer avec les procédures publiques : de sauvegarde financière accélérée, redressement judiciaire, procédures lourdes où le tribunal prend la main. La totalité des créances est alors gelée… Tout le monde en a connaissance.
Certains avocats utilisent l’arme de la communication de presse pour faire pencher les positions. Par exemple, le producteur Cauval (qui a échappé à la faillite), était examiné par le Ciri : comité interministériel pour la restructuration industrielle.
Quant aux cabinets spécialisés dans ce domaine tels que Publicis : comment et quand agissent-ils, et dans quel cadre stratégique doivent-ils agir ?
Ils font partie de l’équipe constituée au départ. Pour une PME, Publicis ne sera pas forcément choisie d’emblée. Mais un membre de l’équipe (dont feront également partie l’avocat ou le spécialiste des banques) sera, lui, désigné pour être le spécialiste de la communication.
C’est cette équipe qui, outre sa spécialisation, sera crédible vis-à-vis de tous les intervenants, qu’il s’agisse du Ciri, des banquiers… Si l’entreprise n’a pas les moyens de payer des conseils, les cabinets d’avocat et autres conseils ne peuvent subvenir à ses besoins. S’il y a un conciliateur et un administrateur judiciaire, il remettra ses honoraires au tribunal.
« Tout ce qui a été évoqué concerne des outils performants et compliqués à mettre en œuvre. C’est la raison pour laquelle cela coûte de l’argent » souligne Nicolas Theys.
Il conclut : « une fois le « malade » stabilisé, un plan de sauvegarde de l’emploi pourrait faire partie du retournement. L’impact se situe à la fois dans l’immédiateté et sur le long terme. La question du timing est importante. Cet aspect « restructuration » RH et ligne produit est indispensable du point de vue du retournement, mais s’inscrit dans une dynamique long terme ».
Ainsi, même s’il est paradoxal (et normal) de supposer qu’une entreprise en difficulté ne devrait pas s’entourer d’une multitude de conseils dans le cadre d’un retournement, car cela coûte cher et qu’elle n’a plus de trésorerie, il paraît pourtant nécessaire, lorsqu’une difficulté trop importante assaille la boîte, de faire appel aux professionnels compétents en la matière. Car ce n’est pas seulement l’entreprise qui est en danger, mais également son dirigeant. Peut-être pour repartir de plus belle ?
Marie-Laure Tuffal-Quidet et Nicolas Theys ont été les invités d’honneur du Club des Chasseurs de Têtes, au Press Club de France, mardi 3 mars 2015.