Archive – Les dix leçons de Jacques Nadeau


Jacques Nadeau est un photographe reconnu par ses pairs. Une pointure du photojournalisme québécois. Récolter de l’information en images, transmettre un message fort : les missions du journaliste Jacques Nadeau sont grandes. A la hauteur des images qui en ressortent.
Lors d’un entretien à son appartement, le célèbre photojournaliste a livré des conseils pour améliorer son approche photographique, développer sa carrière dans un milieu concurrentiel fort, mais également des conseils utiles pour la vie. Entretien.


L’éveil – Première leçon : « forme ton oeil »


« La première année de pratique photographique, tu apprends à observer. Les voyages sont excellents pour cela. Tu n’as pas le choix : tu te promènes avec ton appareil photo et tu regardes les paysages, les rues, les couleurs, les tramways… Tu formes ton oeil, tu apprends à regarder autrement.
La pratique de la photo est très liée aux comportements humains, selon moi. Il me semble que l’homme naît sans règles. C’est par la suite que nous adoptons des normes de comportement. Par exemple, en vieillissant, tu commences à te méfier des autres, tu parles moins aux inconnus… une distance se crée.
Ce phénomène, qui me semble naturel, est toutefois opposé à la curiosité qui, en moi, continue de s’agiter. L’appareil photo permet de conserver le sens de l’observation et de ne pas être influencé par les règles de vie qui te limitent inutilement. S’affranchir de certaines d’entre elles peut conduire à se rapprocher des autres. »


Deuxième leçon : approche-toi


Lorsque ton oeil commence à être formé, tu saisis les paysages et ta composition prend forme. Tu inclus alors les gens dans ton décor, mais… Ils sont loin, tu n’oses pas te rapprocher. A ce sujet, il ajoute : « cela se fait tranquillement, progressivement. Tu t’approches un peu plus chaque fois, et tu finis par prendre des portraits sincères ».
Jacques Nadeau utilise beaucoup le mot « décors » pour parler de paysages, comme si la vie était une immense pièce de théâtre, où il incarne le rôle du photographe : celui qui écrit avec la lumière, celui qui raconte les histoires avec le soleil ou son flash. Justement, il revient alors sur ses premières expériences en photo.


« A 17 ans, j’ai eu mon premier appareil photo entre les mains. A 18 ans, J’ai commencé par la photo de théâtre, et les personnages ont une place de choix. Le jeu, l’expression des comédiens, sont beaucoup plus importants que le décor qui, lui, ne change pas. J’allais à la rencontre des acteurs après la pièce, je leur vendais les photos. C’est ainsi que j’ai commencé à en vivre… Cette première expérience est née de ma propre initiative. Je ne travaillais pas pour un journal à ce moment-là. »


Au début je ne visais pas de travailler pour un journal, mais j’ai étudié en journalisme au Cegep de Jonquière. J’avais peu d’argent pour vivre là-bas ; il m’a fallu trouver une manière de subvenir à mes besoins. J’ai alors vendu un papier au Devoir au sujet d’un conflit dans un poste de radio, à l’époque, qui a fait une grosse histoire.


Par la suite, je suis parti en Californie, en ayant acheté un appareil photo au préalable. Mon but était de vendre, à la fois, textes et photos. L’écriture m’intéressait beaucoup, même si ma priorité a toujours été l’image.
En ce temps, je ne comprenais pas nécessairement le principe de faire une histoire… C’était plutôt des photos de la ville, des décors, une ambiance… Et je n’étais pas encore rendu à prendre des photos de gens en gros plan ».


Troisième leçon : « il y a de la demande, mais il faut la créer soi-même »


Jusqu’en 1990, je travaillais à la pige pour les agences. Je gagnais en moyenne 30 à 35k$ par an. J’ai ensuite rejoint le journal Le Devoir, où mon salaire annuel s’élevait à environ 40k$. C’est au moment où j’ai eu un enfant. La vie de famille me semble difficilement compatible avec le photojournalisme… Même s’il y a des gens qui y arrivent très bien. Il précise : « je n’ai jamais eu d’horaires fixes de ma vie. Jamais. Il faut s’attendre à travailler de cette manière dans ce milieu.
C’est moi qui trouvais mes histoires pour le journal, et je prenais les initiatives de les leur apporter. Il n’y a pas de directeur photo pour penser à moi aux sujets qu’il faut couvrir. Il y a un travail en amont à réaliser : se tenir au courant de l’actualité. Il ne faut pas s’attendre à ce que le journal vous donne systématiquement des idées de sujet.
Pour les agences de presse, ce n’est pas le bureau de Toronto qui va indiquer qu’il se passe telle chose au Québec, c’est plutôt le contraire. Ces agences sont comme des points récepteurs d’informations et c’est à toi de les nourrir avec ce que tu leur proposes.


Quatrième leçon : surprendre


Ainsi, comme il le rappelle, le photojournaliste est un acteur de l’information : il va la débusquer de son propre chef. Jacques Nadeau propose les sujets avant qu’on les lui demande.
Concernant sa méthode de travail, il ajoute : « Pour piquer la curiosité, il faut surprendre ». Interpellé par ce dernier mot, j’en profite pour lui demander si la surprise est un élément qui a sa place dans le milieu : notamment dans le monde très particulier de la politique, où la préparation et les moindres détails comptent.
« Les politiciens apprécient effectivement la préparation, mais tu n’es pas obligé de suivre leur façon de procéder pour la prise de vue. Quand tout est prévu d’avance, cela m’intéresse beaucoup moins. L’élément de surprise est important pour moi.
Mettons qu’une conférence de presse avec le premier ministre commence à 14h30 et se termine à 15h. Il est tout à fait autorisé et même conseillé de shooter avant et après la conférence, car il est fort probable que tu tires une excellente photo hors des moments calculés. Bien sûr, ta meilleure photo peut aussi être shootée pendant la conférence. C’est à toi, ensuite, de proposer celle qui te semble la plus pertinente.


Cinquième leçon : être un outsider


Je conseille vivement de sortir des calculs imposés. C’est une autre qualité excessivement importante du photojournalisme. De plus, il faut rendre informel tout ce qui est formel.
Lors de n’importe quel événement, j’arrive 30 minutes en avance pour observer le lieu, les gens, les angles possibles… Je fais un repérage. Eventuellement, je pose des questions aux gens sur place ; je me sers d’eux pour avoir des informations et créer du lien. Je me fonds dans le décor.
Prenons l’exemple d’une manifestation pro-avortement. Tu ne vas pas chercher la photo qui illustre ton point de vue, ou celui de la manifestation. L’erreur commune serait de photographier les gens en avant de la manifestation qui tiennent la banderole. Tu n’es pas là pour faire passer leur message. Beaucoup de photographes se font avoir là-dessus.
L’objectivité, c’est ce que tu ressens et ce que tu penses. Faire plaisir aux acteurs de l’événement ne fait pas partie du contrat. Nous prenons la position d’observateur, afin de montrer aux autres ce que tu as vu.
Il n’y a aucune limite à l’image, tu peux tout photographier, et n’importe qui. A partir du moment où tu ne nuis pas intentionnellement à la personne, ajoute-t-il. Va au coeur de l’action. Après un bref instant, il ajoute : « on se laisse trop endormir par notre quotidien, par ce qui nous rassure, par la facilité… »


Sixième leçon : reste maître de ta décision


La magie de la photo, c’est de ne pas se laisser aller par la ‘vibe’ pour faire plaisir à telle personne pour qu’elle t’aime. Le photojournalisme, ce n’est ni pour être riche, ni pour se faire des amis.
Les politiciens m’appellent par mon prénom, font preuve d’amicalité, mais j’essaie d’avoir un détachement quand il s’agit du travail.
Il y a des personnalités comme Justin Trudeau, où tout ce qu’il fait est contrôlé. Cela se déroule lors de « photos op » (photo opportunité), en à peine 5 min. L’image est absolument encadrée, c’est difficile d’obtenir quelque chose de différent, qui sorte du lot.
En revanche, si l’on prend l’exemple d’une personnalité plus « abordable », qui me demande de prendre sa photo de telle façon, avec tel angle… Les politiciens le demandent beaucoup, c’est vrai. Eh bien, je vais le faire, pas de problème ! Mais je ne choisirai pas nécessairement cette photo-là. Ce n’est pas le sujet qui décide mais tu lui en donnes l’impression. Ne pas les frustrer, ne pas créer de conflit, mais rester maître de sa décision : voilà ce qui importe. C’est ta photo : c’est toi qui la choisis, qui la travailles.
Et de relativiser : ce sont des politiciens, ils ne le resteront peut-être pas toute leur vie. Toi, en revanche, tu seras tout le temps photographe. Tu ne perdras pas ta job parce qu’un politicien a téléphoné au journal pour contester le choix d’une photo. Le journal va t’appuyer.


Septième leçon : instaurer la confiance


Mais tu ne dois pas non plus donner l’impression, quand tu fais un portrait par exemple, que cela se déroule de façon autoritaire, selon tes critères ! Tu gardes ta façon de travailler pour toi.
Ce qui est très important, c’est d’établir un lien de confiance avec le sujet. Tu dois être capable de bien t’entendre avec tout le monde. Fédéralistes, séparatistes, telle couleur politique, peu importe.
Mais quand vient le temps de shooter, l’amitié n’a plus sa place. Je prends les rênes. Plus facile à dire qu’à faire. Mais c’est la ligne de conduite que je m’impose.
Quand on lui demande quel effet la reconnaissance lui procure, il répond : Les gens te saluent, tu les salues en retour et tu les remercies de leur reconnaissance. Mais j’essaie de garder une distance. Humain, mais professionnel.


Huitième leçon : ma meilleure photo sera toujours la prochaine


Abordant le sujet des disques durs volés, Jacques Nadeau répond en toute sincérité : « tout le monde me pose la même question : est-ce que j’ai retrouvé les disques durs ? Je trouve cela bon de leur part, mais celui qui m’a volé les disques durs l’a fait intentionnellement. Il voulait s’approprier ces photos, dire que ce sont les siennes. Je sais qui c’est, mais le confronter serait trop dangereux. Je ne risquerais pas ma vie pour les récupérer
Je ne vis pas dans le passé par rapport à mes photos. Au contraire : si on me demande quelle est la meilleure photo que j’ai faite, je réponds souvent une des plus récentes. Il me montre alors la photo d’un homme qui se fait médicalement assister à la mort, sa famille autour. (Lui demander cette photo ?) « La mort en douce »
On sympathisait avec l’homme, comme si rien de particulier n’allait se produire. Quelques instants plus tard, je le prends en photo au grand angle, à quelques centimètres de lui, lors de ses derniers instants de vie. J’étais complètement déstabilisé. Je n’ai pas demandé à être aussi près, je suis simplement resté au moment de l’injection. L’émotion de sa fille fut très vive également.
L’ambiance était particulière… On célébrait les dernières volontés d’un homme, et pourtant chacun buvait un verre de vin, et semblait célébrer.
Il explique alors comment il a pris position dans cette situation a priori délicate.
J’ai proposé à la famille de faire des photos avec André, afin de conserver de beaux souvenirs. Je savais que ces photos ne seraient pas destinées au journal ; mais cela m’a permis de créer le lien de confiance dont je parlais précédemment, pour m’intégrer à cet événement auquel j’étais parfaitement étranger. C’est un prétexte.
Je suis un peu timide de nature, mais quand j’ai un appareil, la timidité n’existe plus. Je dirais que beaucoup de photographes sont introvertis et beaucoup de journalistes sont extravertis. L’exercice des deux est un bon complément.


Neuvième leçon : visualiser


Dans ce cas particulier, faire preuve de détachement est nécessaire mais compliqué. Il ne faut pas se poser de questions. Tu ne fais pas partie de la famille, tu es là pour shooter. Alors tu shoot. C’est un peu cruel, mais c’est ainsi.
La meilleure photo, c’est celle que tu vas faire la prochaine fois. Toujours penser en avant. Ok, disons que j’aimerais avoir une très bonne photo. On ne peut être sûr de rien mais, il y a un truc de visualisation, de création qui peut se faire. Si tu envoies des messages clairs à ton cerveau, à ton imagination, tu vas faire quelque chose de super bon. Si tu n’envoies pas de messages, ça peut être
bon aussi, car ton expérience rentre en ligne de compte. Mais envoyer un message clair a toujours fonctionné pour moi.
Cela ne veut pas dire que je pense à mes photos avant de les faire. Mais c’est pour cela que j’arrive en avance sur un événement. Je m’imprègne des lieux, de l’ambiance, et d’un souffle, je m’en retire. Je me pose de façon externe à la situation, je prends du recul. Je me détache.
J’arrive pour connaître le terrain. Une fois que je le connais, je m’en extrais. Puis je shoot. Je reste le plus longtemps possible aux événements, jusqu’à la fin. Reste autant que tu peux. Il peut se passer quelque chose à la fin et tu pourrais regretter de l’avoir manqué. Tout ça pour un manque de patience ?


Dixième leçon : conseils en tous genres


Il prend un instant pour réfléchir.
C’est un drôle de métier que l’on fait : lorsque l’on est photographe, on l’est tout le temps… Ce n’est pas un hasard si mon appareil photo m’accompagne partout. C’est un mode de vie, tout comme ma fille fait partie de ma vie. Ce sont des évidences.
Après un shoot, ne mets pas ton appareil sur la table, en attendant quelque chose…. Importe les photos immédiatement, fais une sélection, retouche un peu… Continue d’être en contact avec elles.
Fais des photos tous les jours. Autant que possible. Evidemment, quand tu reviens de voyage avec 4000 photos, tu peux prendre plus de temps pour sélectionner
Quand tu n’as pas d’idées, va te promener, tu sors. Tu marches au hasard. Même si tu feel pas… La photo c’est mon remède. Mon mode de vie.


Leçon bonus : être bon vendeur – s’associer avec d’autres talents


Etre bon vendeur est une qualité essentielle pour durer dans le milieu, car il y a de plus en plus de photographes. C’est une qualité qui intéresse beaucoup de monde. Il n’y a jamais vraiment eu beaucoup de place pour les photographes.
Ce n’est pas une règle gravée dans le marbre, mais je m’associerais avec d’autres photographes pour partir un petit bureau par exemple. Il te faudrait alors trouver dans le groupe quelqu’un qui est bon vendeur, l’autre dans la calibration, l’autre dans l’édition, le shooting, le marketing, etc., et créer une équipe, s’entourer des meilleurs ; et ce dans le but de vendre un produit comme un reportage, une série de photos, des prestations commerciales…
Pour un reportage, je conseillerais de répartir les tâches spécifiquement afin de créer un produit de qualité. Puis le vendre à un maximum de clients. Sinon, en exclusivité, vendre trois fois le prix. Voilà comment je vois une bonne manière de démarrer.
Pour moi, la polyvalence te permet d’avoir un niveau correct dans beaucoup de tâches. C’est bien pour l’autonomie, d’autant plus que le métier de photographe tend vers l’individualisme. Pour l’excellence, c’est la spécification que je recommande ; et, comme je l’ai dit, de s’associer avec d’autres pointures dans leur domaine.
L’expérience du photojournaliste Jacques Nadeau est vaste. Elle s’étend désormais à plusieurs décennies de photographie. « Je pense beaucoup à l’avenir », confie-t-il. Les clés de son succès,
empreintes de toutes ces leçons, pourraient profiter à la nouvelle génération de journalistes et de photographes.
S’il ne devait garder qu’une seule photo de son travail : la photo du jazzman qu’il a prise, avec les mains devant le visage. Un homme très sympathique.
Pour mes photos, la retouche consiste surtout en un léger recadrement, un peu de dodge and burn, et justement de contraste. C’est tout. J’utilise Photoshop de la même façon que j’utilisais la chambre noire.

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